Texte commenté dans “Bouddhisme et Kum Nyé“, Cours 4: La souffrance
L’expérience ordinaire du « je » – le soi individuel
La saisie dualiste implique tout d’abord un sujet percevant qui se perçoit comme un soi. Dès l’instant où il faut définir plus précisément ce qu’est le soi ou le moi, il n’est pas facile de voir ce qu’il y a « derrière ». Lorsque nous disons « je suis », à quoi cela correspond-il ? Deux éléments peuvent être donnés dans un premier temps – je suis mon corps et je suis celui qui pense. Le « je » est associé à un corps et une conscience.
Commençons avec le corps. Plusieurs rapports au corps sont possibles, parfois la conscience du corps n’est même pas présente. Mais en général, la notion d’un « soi » implique que le corps est perçu comme m’appartenant en propre. Il n’est pas dépendant d’autre chose que de moi-même. On peut en délimiter les contours, et le définir séparément des autres phénomènes. Le corps est indépendant. Par ailleurs, même si nous savons qu’il se transforme à chaque instant et qu’il est destiné à périr, la conscience ordinaire maintient au contraire une idée de permanence. Le corps étant étroitement associé à notre identité, voir son impermanence reviendrait à voir sa propre mort. La conscience désire plutôt entretenir l’idée de permanence du corps, elle ne veut pas le voir disparaître ou se dégrader. Aussi, le corps est surtout appréhendé de manière externe et comme un « tout ». Le corps nous apparaît alors comme indivisible. En cas de douleur, de maladie ou de fortes émotions, la conscience ordinaire entretient toujours un rapport dualiste. Elle reste à la surface de ce qu’elle éprouve. Ce qu’elle ressent est perçu comme un bloc envers lequel elle se sent impuissante.
À présent à quoi ressemble une conscience substantielle ? La conscience ordinaire a tendance à séparer le corps et la conscience. Ils sont perçus comme deux entités distinctes. De plus, la conscience peut se considérer comme indépendante du monde externe, elle serait alors non influençable, et elle n’aurait aucun rôle à jouer dans ce qu’elle voit. Même si intellectuellement nous pouvons douter de cette distinction absolue, nous le vivons comme tel – les liens entre la conscience, le corps et le monde, ne sont pas toujours perçus. La conscience ordinaire a également le sentiment qu’un « je » permanent est présent, il est comme en retrait de chaque expérience. Même si les états de conscience changent, il y aurait quand même la permanence de quelque chose qui assure ce que je suis, mon identité. Le nom de famille et le prénom renforcent d’ailleurs cette impression. Malgré les multiples changements de mon corps, de mes opinions ou de mes humeurs, je suis toujours désigné par le même nom. Ce « je » n’assure pas seulement la continuité, il est également constitué de traits bien spécifiques – « je suis ceci », « je suis cela ». Il y a donc un sentiment d’une présence d’un « je » permanent avec des caractéristiques propres immuables, « moi ». Même si je n’ai plus le même aspect, la même pensée qu’hier, il faut bien qu’il y ait quelque chose qui subsiste sous tous ces états, pour que je puisse m’appréhender comme moi et non pas comme quelqu’un d’autre. Enfin, pour illustrer l’indivisibilité, on peut prendre l’exemple du rapport aux pensées. La conscience a l’impression que ses pensées sont évidentes. Elles n’ont pas d’épaisseur ou de profondeur : « je pense » est indivisible. Les vécus de conscience n’ont pas d’arrière-plan, il n’y a rien d’autre à voir que ce qui est vu en premier lieu.
Sandy Hinzelin, « Tous les êtres sont des Bouddhas », Sully 2018, p.146-147.
Note : sur le lien entre soi ordinaire et souffrance, voir p.151 à 163 du même ouvrage.