Document commenté dans “Bouddhisme et Kum Nyé“, Cours 4: La souffrance
Dans notre tendre enfance, lorsque nos sens étaient plus ouverts, nous pouvions encore faire l’expérience d’un plus grand sentiment d’unité avec l’univers ; mais en grandissant, nous avons appris à privilégier le développement de notre personnalité de façon si intense que cela n’a fait que rendre plus profonds les sentiments de séparation au détriment des sentiments de chaleur et de sécurité que notre cœur désirait. Il est difficile qu’il en soit autrement, de par les pressions et complications que la société moderne produit, car, pour réussir en affaires, en amitié ou même dans le jeu, nous sommes presque forcés d’entrer dans des situations qui nous poussent à la compétition, engendrent le stress et développent des sentiments d’aliénation et d’anxiété. Toutes nos entreprises majeures, que ce soit faire des études, fonder une famille ou se lancer dans une carrière, entraînent des complications et des limitations que nous ne pouvons pas éviter.
Même quand nous essayons d’ouvrir notre vie, nous finissons par contracter notre expérience au lieu de l’élargir. Nos activités mentales et physiques réussissent rarement à nous apporter de la satisfaction, parce que nous n’arrivons pas à intégrer ces deux aspects. Comme nous ne sommes pas conscients de l’importance d’intégrer le corps et l’esprit dans absolument toutes nos activités, nous mettons l’accent sur la réussite intellectuelle au détriment du ressenti, ou sur les performances physiques aux dépens de la richesse des sensations intérieures.
Quand nous réprimons nos sentiments et sensations, nous les empêchons de nous donner le soutien dont nous avons besoin pour être heureux et en bonne santé. Nos sens peuvent réagir à cette restriction en nous poussant doucement à nous ouvrir, mais notre esprit rationnel contrôle les subtiles impressions sensitives à tel point que nous n’entendons pas leur demande. Avides d’accomplissements, nous tournons notre quête vers l’extérieur, courant souvent sans répit d’une source de plaisir à une autre comme si l’offre était limitée. Nous sommes fascinés par l’idée que la satisfaction de nos désirs est à notre portée, pourvu que nous cherchions, jouions ou travaillions suffisamment. Nous sommes attirés par des activités excitantes qui semblent stimuler notre esprit et nos sens, mais nous laissent toujours en manque. Plus nous courons vite, plus nous nous éloignons de la véritable satisfaction qui réside à l’intérieur de nous, derrière la porte de nos sens.
Au lieu d’ouvrir cette porte, nous nous réfugions dans des drogues telles que l’alcool ou les hallucinogènes. Il nous arrive même de nous tourner vers la spiritualité pour découvrir que, là aussi, nous sommes insatisfaits. Nous continuons à dépenser notre énergie, nous précipitant d’une activité à une autre, d’une pensée à une autre. Nous passons notre temps à imaginer ce que nous aimerions qu’il se passe ou à nous rappeler le passé ; nous échafaudons des projets : perdus dans nos rêveries, nous avons quelquefois un bref instant de plaisir ou une sensation riche et puissante, mais nous ne faisons pas l’expérience de la pleine saveur du contact ; cela semble nous fuir, en quelque sorte.
Nous pouvons tenter de retrouver un sentiment de complétude en nous assurant la possession de notre famille ou de biens matériels et en essayant de contrôler la nature et notre vie. Mais un tel contrôle est artificiel et n’a rien à voir avec les lois naturelles et les cycles qui gouvernent notre corps et notre esprit ainsi que le monde autour de nous. Nous commençons alors à nous sentir enfermés et insatisfaits. Incapables de voir que c’est notre manque d’équilibre qui peut en être la cause, nous nous retrouvons dans des situations malsaines à nous demander comment nous en sommes arrivés là.
Nous pouvons finir par croire qu’il nous est impossible de percevoir les choses de façon substantielle ou de nous ouvrir à des niveaux d’expérience plus profonds. Nous ne nous rendons pas compte qu’à cause de notre négligence, nos sens se sont endurcis comme la peau d’un éléphant, diminuant ainsi la richesse de notre capacité sensorielle. A moins d’assouplir doucement cette dureté en développant les énergies naturelles de nos sentiments et sensations, nous ne pourrons pas nous ouvrir à l’expérience dans sa totalité.
Tarthang Tulku, “Yoga tibétain: Massages et postures”, Trédaniel 2018, p.23-24.