Le karma :
une notion complexe
Le karma est devenu une notion très populaire, et parfois sa complexité n’est pas perçue.
Au programme de cet article :
Plusieurs aspects de l’existence ont besoin d’être explicités
Pour les pratiquants du yoga, l’enjeu est surtout d’ordre pratique
Est-ce que « récolter ce que l’on sème » permet de clarifier la notion de karma ?
Est-ce que la théorie du karma en Inde est fondamentalement la même ?
Plusieurs aspects de l’existence ont besoin d’être explicités
Le karma est un terme sanscrit qui est aujourd’hui connu d’un très large public. Les principales idées associées à cette notion sont les vies antérieures, la fatalité, ou encore le fait que nos actes ont des conséquences. Le karma a fait par ailleurs son entrée dans le dictionnaire :
RELIG. (hindouisme) : Sujétion à la causalité, à l’enchaînement des actes, et à la responsabilité qui en découle au niveau du sort dévolu à chacun[1].
Chercher le sens du karma dans le dictionnaire reviendrait à vouloir comprendre par exemple la notion de Dieu en seulement quelques lignes. C’est impossible. De plus, la définition ci-dessus propose seulement une compréhension dans le cadre de l’hindouisme. Or l’hindouisme propose de nombreuses interprétations, et d’autres courants non hindouistes ont proposé leur propre explication aussi. Pour reprendre l’exemple du mot « Dieu », cela reviendrait à donner le point de vue d’un seul auteur, alors que ce mot a traversé toute l’histoire de la philosophie et de la théologie. Bref, ce préambule a pour but de mettre en lumière que le karma est loin d’être une notion simple. Il n’est pas raisonnable de penser qu’il soit possible de résumer le karma à nos actes antérieurs, ou à une forme de déterminisme implacable, sans aucune explication plus détaillée. Plusieurs aspects de l’existence ont besoin d’être explicités, ce qui permettra sans doute d’éviter des compréhensions malheureuses.
Certains y trouveront peut-être un intérêt afin de confronter le karma à ce qui a été proposé en Occident, c’était le cas par exemple d’Alexandre Kojève :
“Il me semble que la doctrine bouddhique du karma peut présenter non seulement un intérêt historique, mais encore un intérêt actuel et spécifique que l’on peut détacher de sa vérité objective. La philosophie bouddhiste, comme, du reste, toute la pensée indienne, est intéressante avant tout parce qu’elle se développe dans un milieu relativement homogène et n’est pas – comme la culture chrétienne – le produit de deux façons de comprendre le monde et de deux façons opposées de le voir”[2] .
Pour les pratiquants du yoga, l’enjeu est surtout d’ordre pratique
Pour les pratiquants du yoga[3], l’enjeu est surtout d’ordre pratique. Quelle que soit la voie choisie le yoga a pour vocation de nous mener vers la libération, ce qui nécessite la purification de tout karma. Mais comment une pratique pourrait-elle être efficace si le fonctionnement de ce qui est à purifier n’est pas compris ?
Plutôt que de proposer ce qu’est le karma dans telle ou telle école, cet article a pour but de présenter quelques points auxquels il nous semble être nécessaire d’être vigilant dès l’instant où nous parlons de « karma ».
« L’imagination non authentique [le karma]
Demeure entièrement en la pureté de la [nature de la] conscience.
Cette pureté même est maintenant présente.
Malgré sa présence, nous ne la percevons pas
À cause de l’imagination ignorante
C’est le saṃsāra.
Si cela même est purifié, le nirvāṇa se manifeste [4]. »
Peut-on expliquer le karma?
Cette question peut sembler paradoxale par rapport à ce qui vient d’être écrit. Pourtant, elle mérite d’être posée car à plusieurs reprises, les textes mentionnent qu’il est impossible de comprendre le karma :
Certaines personnes essaient d’analyser le fonctionnement de la loi du karma et essaient d’expliquer logiquement pourquoi telles actions produisent tels effets. Quand elles échouent, il y a le danger qu’elles s’égarent complètement en concluant que le principe karmique est en lui-même absurde. En conséquence, puisque le principe karmique ne peut pas être prouvé à partir d’une expérience humaine limitée, le Bouddha a dit que le karma est inconcevable et il n’a pas encouragé les tentatives d’investigation sur ce point. Il est en effet difficile de pénétrer un si profond sujet.[5]
Le cours du karma dans une créature respirante liée à un corps est profond et mystérieux, difficile à comprendre même pour les dieux ; alors comment les hommes pourraient-ils le comprendre ?[6]
La réalisation des actes, bons ou mauvais, leur origine et leur disparition, sont les mystères des dieux.[7]
La rétribution karmique des êtres vivants est incompréhensible. [8]
Cette réflexion sur le karma pourrait s’appliquer à tous les sujets où la perception ordinaire n’a pas de prise (l’éveil, la lumière, le divin…). Dans tous les cas, il peut être tentant de dire que si ces sujets sont inconcevables, alors cela ne sert à rien d’étudier ou encore de réfléchir. Mais une telle position non seulement ouvre la voie à toutes sortes de mystifications, mais elle est aussi contraire à ce que plusieurs traditions ou écoles indiennes nous enseignent.
Le karma nous emmène dans des questionnements qui cherchent à comprendre pourquoi et comment les phénomènes apparaissent. Prétendre être capable de saisir complètement ce sujet semble assez (complètement) fou. Mais en même temps, il est tout de même possible d’avoir des repères pour mieux appréhender le monde dans lequel nous vivons.
Est-ce que « récolter ce que l’on sème » permet de clarifier la notion de karma ?
L’expression « récolter ce que l’on sème » est souvent utilisée pour parler du karma. Cependant, cette même expression est utilisée dans d’autres religions, et il est probable que la compréhension du processus causal ne soit pas la même à chaque fois. Par ailleurs, la métaphore agricole permet de s’adresser à tout le monde – une graine est plantée, et un fruit apparaîtra plus tard. Donc en réalité, « récolter ce que l’on sème » est seulement une image très parlante qui renvoie au bon sens : tout ce que nous faisons aura des conséquences, et ce n’est pas inutile de le rappeler ! La causalité est en effet une notion utilisée au quotidien de façon inconsciente la plupart du temps.
Une fois cela rappelé, comment expliquer la causalité ? Voilà le cœur du questionnement lié au karma. Pourquoi telle cause produirait telle conséquence ? Qu’est-ce qui cause l’acte ? Comment peut-on garantir que les actes posés en cette vie auront des fruits dans cette vie ou une autre ? Est-ce que les conséquences d’un acte sont inéluctables ou est-il possible « d’enlever les graines » ? Comment la causalité matérielle peut-elle s’articuler au cheminement vers la libération ?
Quand on souhaite obtenir quelque chose, parfois la fin justifie les moyens. Une certaine causalité est appliquée, mais on ferme les yeux sur les moyens employés. Peut-être allons-nous arriver à obtenir ce qui est souhaité par ce biais et ainsi être satisfaits. Mais selon la loi du karma, aucun bonheur véritable n’est possible si nous ne veillons pas soigneusement au chemin utilisé, autrement dit aux actes posés. Seuls des actes vertueux, bénéfiques, peuvent procurer une satisfaction véritable. Dès l’instant où un acte nuisible est posé, même si ce qui est désiré est obtenu dans un premier temps, de l’insatisfaction se manifestera un jour ou l’autre si rien n’est fait pour réparer. Donc si nous voulons avoir la récolte du bonheur, il nous faut apprendre à incarner la vertu. La causalité ne doit pas être seulement envisagée au niveau de la matière, il faut être vigilant quant à ce qui passe dans l’esprit[9].
Besoin de cohérence
Le mot « karma » vient de la racine « Kṛ » en sanscrit, et celle-ci signifie seulement « agir », rien de plus. Afin d’élaborer une théorie cohérente autour du karma, plusieurs dimensions sont à prendre à compte.
Tout d’abord, le karma pose des questions éthiques. Puisque notre vie est le résultat de notre karma, comment déterminer quelles sont les actions à poser pour avoir une vie harmonieuse et se libérer du saṃsāra ? En d’autres termes, comment déterminer si une action est bonne ou mauvaise ? Qu’est-ce qu’une action juste ?
Ensuite, chaque acte est le prolongement d’une conscience. Lorsque nous agissons, parlons, ou pensons, il est nécessaire d’avoir un « moteur » qui rende possible ces actions – ce moteur est la conscience. Notre niveau de conscience est plus ou moins grand, et c’est souvent l’aspect intellectuel qui est mobilisé. Or il ne suffit pas seulement de comprendre ce qui est juste de faire, il est nécessaire également d’être capable de le faire. Même si nous savons, parfois nous ne pouvons pas à cause de différentes résistances très souvent inconscientes. Afin de pouvoir agir avec le plus de conscience possible, étudier la psychologie – étudier le fonctionnement de la conscience – sera fort utile.
Les dimensions éthique et psychologique peuvent suffire si le but recherché reste mondain, autrement dit si nous recherchons seulement à améliorer nos conditions actuelles et futures. Mais dans le cadre du cheminement vers la libération, il faut également considérer la dimension métaphysique. Quelle est la véritable nature de la conscience ? Telle est la question métaphysique par excellence quand on pratique le yoga. Dès l’instant où une voie propose la libération du saṃsāra, cela implique qu’un autre « lieu » est possible pour échapper à la condition humaine ordinaire. Ce « lieu » est en réalité dans la plupart des voies seulement une présence plus profonde en nous-mêmes permettant d’aborder la vie de façon complètement différente.
La dimension métaphysique appelle ainsi à approfondir notre propre expérience. Au lieu de rester avec un regard englué dans la matière, nous sommes invités à découvrir d’autres aspects de notre conscience. Sans cela, il paraît difficile de parler de chemin spirituel. Rester dans les fonctionnements ordinaires de la conscience ne permet pas d’avoir accès au réel.
Ainsi, dès l’instant où il est question de karma, une cohérence doit se montrer entre les dimensions éthique, psychologique, métaphysique et spirituelle. En d’autres termes, il est sans doute préférable de ne pas amalgamer différentes idées venant de différents horizons pour que notre propre cheminement puisse se faire dans de meilleures conditions.
Est-ce que la théorie du karma en Inde est fondamentalement la même ?
Lorsqu’il est question de « karma », on pourrait avoir l’impression que tout le monde est d’accord sur son sens, qu’il n’y aurait aucune nuance. Soit le karma est associé à une sorte de déterminisme implacable, donc à du fatalisme, ou au contraire le karma est perçu comme une forme de déterminisme avec une marge de manœuvre possible.
Si la notion de karma est regardée de plus près dans les différentes écoles indiennes, nous pouvons constater en réalité que plusieurs théories ont été proposées, et par conséquent la pratique qui en découle est différente d’une école à l’autre.
Par exemple, le jaïnisme a une vision très déterministe du karma qui est directement liée à leur compréhension de la matière. Non seulement il faut arrêter d’agir pour ne plus produire de nouveau karma, mais il faut aussi attendre la maturation de tout notre karma passé pour atteindre la libération. Il est possible aussi d’accélérer le processus grâce à la souffrance.
Avec le bouddhisme le chemin n’est pas du tout comparable. Une autre vision du monde est en effet proposée, et celle-ci conduit à une voie souvent qualifiée de « juste milieu » car elle ne tombe pas dans les extrêmes. Le déploiement de notre vie ne peut pas être complètement maîtrisé, mais il est tout de même possible de l’influencer grâce à la pratique. Notons que la souffrance ne fait pas partie de l’octuple noble sentier enseigné par le Bouddha.
Pour terminer, citons la Bhagavad-Gîtâ où la question du karma est bien présente, pour ne pas dire centrale ! Ce texte a connu plusieurs interprétations parfois très divergentes.
Ce très rapide survol a surtout pour but de montrer qu’il est nécessaire de rentrer dans les textes pour mieux comprendre le sens du karma. Afin d’apprécier les spécificités de chaque courant ou école, plusieurs questions nous semblent intéressantes à éclaircir : Quelle est la nature de la conscience ? Pourquoi le karma empêche-t-il de reconnaître la nature de la conscience ? Qu’est-ce qui garantit la rétribution karmique ? Comment l’acte peut-il contribuer à la libération ? Comment la pratique peut-elle aider à purifier le karma ? Qu’est-ce qui renaît?
Sandy Hinzelin, “Le karma: une notion complexe”, Carnets du Yoga, Avril 2023, n° 416.
Pour en savoir plus sur le karma
Autres ressources sur le karma
[1] https://www.cnrtl.fr/definition/karma
[2] Kojève Alexandre, L’enseignement bouddhique du karma, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2022, p.39.
[3] Le terme « yoga » est compris dans cet article comme étant l’ensemble des pratiques qui contribuent à la reconnaissance de la nature de la conscience (mouvements physiques, exercices respiratoires, éthique, méditation…).
[4] Sandy Hinzelin, Tous les êtres sont des Bouddhas, Vannes, Sully, 2018, p. 47 ; 262.
[5] Mipham Rinpoché, cité dans Sandy Hinzelin, Tous les êtres sont des Bouddhas, Vannes, Sully, 2018, p.161.
[6] Devibhagavata Purana (6.10.34), traduit de l’anglais “The course of karma in a breathing creature tied to a body is deep and mysterious, hard even for the gods to comprehend; so how could men understand it?”, cité dans J. Bronkhorst, Karma, University of Hawai’I Press, 2011, p.61.
[7] Mahâbhârata (3.32.33), traduit de l’anglais “The fruition of acts, both good and bad, their origin and disappearance, are the mysteries of the gods.”, ibid p.61.
[8] Abhidharmakośa de Vasubandhu, traduit de l’anglais “Karmic retribution of living beings is incomprehensible.”, ibid. p.61.
[9] Sandy Hinzelin & Anaka, Les 12 lois du karma : Changer sa vision de soi et du monde, Genève, Jouvence, 2021, p.28-29.