Le bonheur
Calliclès
[…] Mais voici ce qui est beau et juste suivant la nature, je te le dis en toute franchise, c’est que, pour bien vivre, il faut laisser prendre à ses passions tout l’accroissement possible, au lieu de les réprimer, et, quand elles ont atteint toute leur force, être capable de leur donner satisfaction par son courage et son intelligence et de remplir tous ses désirs à mesure qu’ils éclosent. Mais cela n’est pas, je suppose, à la portée du vulgaire [de la multitude].
De là vient qu’il décrie les gens qui en sont capables, parce qu’il a honte de lui-même et veut cacher sa propre impuissance. Il dit que l’intempérance est une chose laide, essayant par là d’asservir ceux qui sont mieux doués par la nature, et, ne pouvant lui-même fournir à ses passions de quoi les contenter, il fait l’éloge de la tempérance et de la justice à cause de sa propre lâcheté.
Car pour ceux qui ont eu la chance de naître fils de roi, ou que la nature a faits capables de conquérir un commandement, une tyrannie, une souveraineté, peut‑il y avoir véritablement quelque chose de plus honteux et de plus funeste que la tempérance ? Tandis qu’il leur est loisible de jouir des biens de la vie sans que personne les en empêche, ils s’imposeraient eux‑mêmes pour maîtres la loi, les propos, les censures de la foule !
Et comment ne seraient‑ils pas malheureux du fait de cette prétendue beauté de la justice et de la tempérance, puisqu’ils ne pourraient rien donner de plus à leurs amis qu’à leurs ennemis, et cela, quand ils sont les maîtres de leur propre cité ?
La vérité, que tu prétends chercher, Socrate, la voici : le luxe, l’incontinence et la liberté, [la vie douce, la liberté sans entraves] quand ils sont soutenus par la force constituent la vertu et le bonheur ; le reste, toutes ces belles idées, ces conventions contraires à la nature, ne sont que niaiseries et néant [balivernes et billevesées].
Platon, Gorgias, 492c-493b, trad. E. Chambry (il existe des traductions plus récentes).
Kant
Le bonheur est un concept indéterminé
Sénèque
« Dans la vie […] c’est le bonheur, que veulent tous les hommes; mais s’agit-il de voir nettement en quoi consiste ce qui peut réaliser la vie heureuse, ils ont un nuage devant les yeux.
Non certes, il n’est pas facile de parvenir à la vie heureuse; car chacun s’en éloigne d’autant plus, qu’il court plus rapidement après elle, s’il a manqué le chemin : quand le chemin conduit en sens contraire, la vitesse même augmente la distance. Il faut donc, avant tout, déterminer quel est pour nous l’objet à rechercher; ensuite, regarder de tous côtés par où nous pourrons y tendre avec le plus de célérité.».
Sénèque, De la vie heureuse, Chapitre 1, trad. M. Héron de Villefosse.
Epictète
« Il y a ce qui dépend de nous, il y a ce qui ne dépend pas de nous. Dépendent de nous l’opinion, la tendance, le désir, l’aversion, en un mot toutes nos œuvres propres [bref tout ce sur quoi nous pouvons avoir une action]; ne dépendent pas de nous le corps, la richesse, les témoignages de considération, les hautes charges, en un mot toutes les choses qui ne sont pas nos œuvres propres.
Les choses qui dépendent de nous sont naturellement libres, sans empêchement, sans entrave ; celles qui ne dépendent pas de nous sont fragiles, serves, facilement empêchées, propres à autrui.
Rappelle-toi donc ceci : si tu prends pour libres les choses naturellement serves, pour propres à toi-même les choses propres à autrui, tu connaîtras l’entrave, l’affliction, le trouble, tu accuseras dieux et hommes ;
mais si tu prends pour tien seulement ce qui es tien, pour propre à autrui ce qui est, de fait, propre à autrui, personne ne te contraindra jamais ni ne t’empêchera, tu n’adresseras à personne accusation ni reproche, tu ne feras absolument rien contre ton gré, personne ne te nuira ; tu n’auras pas d’ennemi ; car tu ne souffriras aucun dommage [car aucun malheur ne pourra t’atteindre]. »
Épictète (50-125 ou 130 ap. J.-C.), Manuel., trad. ?.
Epicure
“Le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. En effet, d’une part, le plaisir est reconnu par nous comme le bien primitif et conforme à notre nature, et c’est de lui que nous partons pour déterminer ce qu’il faut choisir et ce qu’il faut éviter ;
d’autre part, c’est toujours à lui que nous aboutissons, puisque ce sont nos affections qui nous servent de règle pour mesurer et apprécier tout bien quelconque si complexe qu’il soit.
Mais, précisément parce que le plaisir est le bien primitif et conforme à notre nature, nous ne recherchons pas tout plaisir, et il y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu’ils doivent avoir pour suite des peines qui les surpassent ;
et, d’autre part, il y a des douleurs que nous estimons valoir mieux que des plaisirs, savoir lorsque, après avoir longtemps supporté les douleurs, il doit résulter de là pour nous un plaisir qui les surpasse.
Tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre, est donc un bien, et cependant tout plaisir n’est pas à rechercher ; pareillement, toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur ne doit pas être évitée.
Epicure, Lettre à Ménécée, trad. O. Hamelin revue par J. Salem, 1998, p.78.