Préface
En un sens, la vision Espace-Temps-Connaissance n’a pas besoin d’introduction, car on pourrait dire qu’elle s’est écrite elle-même. À un autre niveau, cependant, la rédaction de ce livre a été un vaste projet occupant le centre de mon attention pendant de nombreuses années. J’aimerais donc partager avec le lecteur le contexte qui a rendu possible à la fois la vision et sa présentation. Et pour ce faire, il pourrait être utile de parler un peu de ma vie.
Je suis né à A-skyong, région centrale du Golok à l’Est du Tibet, où les habitants font remonter leurs origines aux premiers rois Tibétains. Mon père, Sog-po Tulku, un lama réincarné, était versé dans de nombreuses traditions spirituelles majeures du Tibet, et œuvrait aussi en tant que médecin de village.
On attendait de moi que je perpétue la tradition familiale, et comme c’est le cas pour la plupart de ces enfants, je fus traité avec une grande attention et instruit avec soin. Ma mère m’apprit très jeune à lire et à écrire, et de l’âge de six à douze ans, je fus instruit en privé par plusieurs précepteurs chevronnés. Mon père qui était aussi mon instructeur, me transmettait nombre de disciplines introspectives et me montrait la voie de l’intégration spirituelle ; il était le plus compatissant des hommes.
À l’âge de douze ans, je fus envoyé étudier au monastère de Tarthang sous la protection de mon frère aîné. Étant rattaché à ce monastère par une lignée d’incarnation, et par la filiation à mon père, je fus instruit par le directeur principal qui me guida à travers une grande diversité de textes traditionnels et philosophiques. En outre, je reçus aussi des enseignements dans des domaines d’étude propres aux Nyingmapas (la plus ancienne tradition du bouddhisme tibétain).
J’eus aussi la chance d’étudier des sujets aussi divers que la littérature, l’art, la poésie, la calligraphie, et la médecine. En dépit de la rigueur de la discipline et de l’entraînement offerts par le monastère, j’en vins plus tard à apprécier leur grande valeur.
Au cours de ma dix-septième année, comme mon entraînement dans les études bouddhiques et la pratique de la méditation continuaient à s’intensifier, une décision inhabituelle eut pour conséquence de m’envoyer étudier avec des professeurs dans diverses régions éloignées du Tibet. Visitant environ quarante des monastères majeurs, je reçus les enseignements de nombreux maîtres accomplis et étudiais les aspects généraux des traditions méditatives de chaque centre.
Tandis que je grandissais et que mes études continuaient de progresser, des domaines importants de la philosophie et de la pratique continuaient de s’ouvrir à moi, et j’eus la rare opportunité – même au Tibet – de recevoir les instructions personnelles de maîtres réalisés, transmetteurs directs de lignées presque éteintes de traditions orales et écrites. Mon instructeur principal, Khyentsé Chökyi Lodrö, était l’un des lamas les plus respectés de tout le Tibet, à la fois pour l’immensité de sa connaissance et la profondeur de sa compassion. Ma compréhension était bien sûr limitée ; mais grâce à la bienveillance suprême de mes maîtres, je fus à même d’obtenir une compréhension générale du champ illimité de leur connaissance. Et c’est mon plus grand vœu que de préserver et de partager avec les autres ce que je peux de ces enseignements profonds.
Vers la fin de ces intenses années d’études et de pratique, à l’âge de vingt-cinq ans, la situation troublée du Tibet m’obligea à quitter le Tibet en tant que réfugié. En 1963, sous les auspices du gouvernement Indien, je fus nommé à une chaire d’enseignement de philosophie bouddhique, à l’université de sanscrit de Bénarès en Inde. À cette époque, les spécialistes du sanscrit prenaient conscience de la richesse du matériel perdu en sanscrit originel et disponible seulement en tibétain. En outre, un intérêt croissant se manifestait pour les ouvrages tibétains originaux. Ces deux corps de littérature exigent le commentaire oral de quelqu’un versé dans la tradition. Ainsi, grâce à cette position à l’université que j’occupais pendant plus de six ans, je fus à même de partager ma compréhension des traditions tibétaines avec des chercheurs orientaux aussi bien qu’occidentaux.
Malgré l’intérêt accru porté à la tradition tibétaine, il y avait un danger imminent que de nombreux textes tibétains soient perdus. Même le peu que les réfugiés avaient réussi à ramener du Tibet succomberait bientôt au climat de l’Inde. J’ai donc créé une maison d’édition et une imprimerie pour rendre accessible un certain nombre de textes rares mais importants.
Mon premier contact avec les chercheurs Occidentaux et le début de mon intérêt pour eux datent également de cette période ; et un intérêt toujours renouvelé à partager ma formation avec les tenants des traditions occidentales me poussa à venir aux États-Unis avec ma femme, il y a près d’une décennie[1]. Ces neuf années passées en Amérique se sont avérées riches et fructueuses. Nombreux sont ceux qui ont partagé avec ma famille et moi-même la nécessité de préserver le vaste héritage de la tradition tibétaine, et il a aussi été possible d’ouvrir un forum pour explorer une grande variété de voies vers la connaissance. Depuis sa création en 1973, l’Institut Nyingma de Berkeley a proposé un tel lieu de rencontre. Des centaines de professionnels confirmés dans les domaines de la psychologie, de la science, et des sciences humaines sont venus à l’Institut explorer et étudier la nature de l’existence humaine.
Comme je me familiarisai avec les concepts occidentaux, en particulier ceux que l’on trouve dans les sciences, je vis la possibilité d’un intermédiaire visionnaire, grâce auquel il serait possible de trouver un fondement commun aux recherches de la connaissance conduites par les différentes sciences et religions. Ce fondement pourrait servir à accroître l’appréciation de chaque groupe pour l’autre, et donc faciliter la quête de la connaissance elle-même. Par conséquent, cette présentation n’entend pas être une présentation de la pensée bouddhique traditionnelle ; elle ne relève d’aucune philosophie ou religion spécifique. Elle peut, cependant, aider à clarifier certaines des questions relatives aux disciplines méditatives traditionnelles.
Peu après que j’eus l’idée de présenter cette vision sous la forme d’un livre, Steven Tainer, qui fut mon étudiant pendant sept ans, commença à travailler étroitement avec moi alors que j’exprimai les détails de cette vision. Sa familiarité avec la philosophie et son aisance à présenter des concepts qui ne figurent pas dans le domaine habituel du langage ordinaire ou de la philosophie s’avérèrent inestimables.
Plus de trois mille pages d’une présentation orale de la vision furent transcrites pour servir de base au manuscrit original. Par un processus astreignant et répétitif d’écriture, de réécriture et de vérification de chaque ligne et chaque phrase, nous sommes finalement parvenus à présenter ces pages sous leur forme actuelle. Au cours des diverses étapes de ce processus, de nombreux amis et collègues lurent le manuscrit, et leurs précieuses suggestions furent incorporées à la version finale. Il s’agit là véritablement d’un travail créé à partir de la patience et du dévouement de nombreux bons amis.
Pour exprimer cette vision dans le langage ordinaire, il a été nécessaire d’utiliser des termes familiers de façons nouvelles. Par exemple, « l’espace », « le temps », et la « connaissance » font référence à un éventail particulier de discernements et de facettes subtiles de l’apparence. Notre espace et notre temps ordinaires sont les aspects familiers d’un « espace » et d’un « temps » qui sont, en fait, plus fondamentaux. Ces termes se réfèrent aussi à des niveaux particuliers de « l’espace » et du « temps » appréciés par une « connaissance » particulière – une « connaissance » qui « englobe » tous les aspects de l’expérience. Bien que nous « établissions » habituellement notre « résidence » à un certain niveau, l’opportunité demeure pour nous d’en explorer d’autres si nous le souhaitons. Mieux encore, la possibilité de transcender complètement des « espaces » et des « temps » particuliers, ainsi qu’une « connaissance » restrictive se présente grâce à ce que l’on peut appeler le Grand Espace, le Grand Temps, et la Grande Connaissance.
L’aspect triple et entrelacé de cette vision et sa présentation circulaire plutôt que linéaire, peuvent parfois donner un sentiment de répétition. Cependant, ces thèmes récurrents sont comme les différentes facettes d’un cristal – en lisant lentement, il est possible d’apprécier les qualités plus subtiles qui sont « réfractées ». Pourtant, de même qu’il faut voir un cristal en entier pour l’apprécier pleinement, ainsi cette vision ne peut être vue intégralement que lorsque le livre est pris dans son ensemble. Il est donc possible ici de donner seulement une certaine idée de son but – que cette vision, comme une vue unifiée de l’existence, puisse nous rendre accessible l’expérience vécue de la gamme complète des valeurs humaines – de ce que cela signifie d’être un être humain.
Afin de faciliter l’expérience directe de la vision par le lecteur, en plus d’une présentation théorique, trente-cinq exercices ont été proposés. La discussion et les exercices se complètent mutuellement, et tendent à s’élaborer et s’entrelacer de façons nouvelles et plus globales au cours de l’exploration. Les relectures apporteront des compréhensions différentes à divers moments, et révéleront trois niveaux principaux de discernement.
Certains passages ou exercices pourront sembler au départ difficiles ou opaques, mais avec une relecture et une pratique continue, ces diverses « facettes » du « cristal » deviendront plus claires.
Cette vision pivote autour des termes Espace, Temps, Connaissance (et Être). Les discussions se rapportant à chacun de ces termes font souvent écho aux idées des différentes disciplines et théories contemporaines. Cependant, quand de tels parallèles se produiraient en vous, il pourrait être utile de relire et d’étudier plus étroitement les discussions et les exercices, de façon à déterminer les différences (autant que les similitudes) de vue, de contexte et d’application entre les idées présentées ici et celles présentées ailleurs. Ainsi, les interprétations prématurées peuvent être évitées, et les applications, les valeurs, et les effets plus spécifiques de cette vision peuvent être vus et appliqués.
La poésie est le langage de la plupart des visions, et peut-être que la qualité habituellement associée aux visions serait davantage apparue en présentant ce livre sous forme poétique. Cependant le langage de la poésie est évasif, et n’est pas approprié pour certains points que je souhaitais présenter – points qui portent sur les disciplines scientifiques et philosophiques contemporaines.
Ainsi le langage et le style général de la philosophie semblaient les plus appropriés pour cette présentation initiale ; ils donnent la possibilité de présenter une vision qui commence au niveau de la raison et de l’analyse, et puis grandit et s’ouvre en elle-même. Cette investigation rationnelle et systématique peut contribuer à une exploration méditative, et s’avère en fait essentielle si nous voulons apprécier pleinement notre valeur en tant qu’êtres humains.
Une intelligence naturelle, intégrée, non-fragmentée en raison, émotions, sensations, et intuition, est notre plus grand trésor, et notre clé pour progresser. L’exploration de notre domaine d’expérience avec cette intelligence peut être un engagement inspirant. Si par exemple, cette intelligence ouverte entre en jeu en lisant ce livre, même la lecture et le processus de réflexion lui-même peuvent devenir un chemin visionnaire. En intégrant une approche théorique et une approche plus expérimentale, nous pouvons vraiment commencer à changer nos vies.
Il semblerait que le temps soit maintenant venu pour une nouvelle aventure, pour une vision qui puisse intégrer et unir tous les aspects de l’être, inspirant ainsi une vigoureuse appréciation, vaste et sans limite fixe de la vie. L’Espace et le Temps eux-mêmes ont maintenant présenté cette vision, et j’espère qu’elle sera utile au monde contemporain. Traduire cette offrande de l’Espace et du Temps en un langage et des concepts courants a été une tâche très ardue. Mais je serai très heureux si mon intention de base – encourager une nouvelle approche plus satisfaisante de la vie – se réalise même dans une faible mesure. Chaque être humain a la possibilité d’atteindre cette vision… et une fois qu’elle est appréhendée, elle est accessible et s’applique à toutes les situations que présente la vie.
[1] NdT : dans les années 60.